Cela faisait quatre jours que le boyard d'Almayevka avait quitté sa sitch à bord d'un navire à rames, avec lequel il remontait le fleuve avec une trentaine d'hommes. La Vatlava n'avait pas complètement gelé, et elle restait encore navigable. Toutes les nuits, ils avaient établi des campements sur la berge, sauf lorsqu'ils avaient fait escale à Zavograd, qui était désormais une sitch alliée. Ils avaient continué vers l'aval du fleuve, et à mi-chemin de la voie vers Domotsk, ils s'étaient rapprochés de la rive Est de la Vatlava pour accoster sur les rivages qui appartenaient aux hommes de Zadrovina.

Il ne fallut pas bien longtemps pour que ces derniers apparaissent. Evidemment, le boyard d'Almayevka était attendu. Il avait fait savoir sa venue voilà déjà des jours à Artiom Arsenyev, le boyard local. Les guerriers étaient déjà en train d'établir un campement près du navire qu'ils allaient surveiller, et Viseslav sortit de sous sa tente pour aller saluer les autochtones, qui étaient, sans surprise, une force armée. Si à l'Ouest du fleuve les sitchs se trouvaient à présent pacifiées, côté Est, ce n'était pas encore le cas.

Il n'allait pas perdre de temps. Il grimpa dans un traîneau, et partit avec les guerriers venus le récupérer en direction de la sitch de Zadrovina. Isolée entre deux fleuves, la Vatlava et son affluent, cette sitch jouissait d'une position assez favorable. Ici aussi, le territoire était assez largement enneigé, et la nuit polaire peinait à dissimuler les plaines, et les épaisses forêts entre lesquels la petite colonne de traîneaux passait. Le froid était bien présent, et un vent balayait la zone, refroidissant encore l'atmosphère.
Finalement, au loin, de petits points lumineux commencèrent à se dessiner.

"Nous arrivons. C'est Zadrovina."

C'est ce qui lui dit l'homme qui pilotait le traineau sur lequel il était assis. Imperturbable, le boyard d'Almayevka fixait sa destination du regard. Il commençait à lui tarder d'arriver pour descendre de son véhicule, et pouvoir se réchauffer. Lorsque enfin les traineaux atteignirent les portes, celles-ci s'ouvrirent et ils pénétrèrent en bon ordre dans la sitch. Une fois son traîneau bien arrêté, il en descendit en poussant les peaux qu'il avait par dessus, et il se redressa en lançant:

"Salutations. je suis le boyard Viseslav Chabanov, de la sitch d'Almayevka."

Des choses se passaient sur les rives de la Vatlava, et Zadrovina se devait d'en être. Dans les plaines gelées de Borea, être à la traîne revenait à stagner pour mieux mourir. Il n'était pas question que sa sitch connaisse le déclin. Il avait beaucoup trop bataillé pour la maintenir par le passé. C'est pour cela que le boyard avait immédiatement répondu au boyard d'Almayevka quand celui-ci était entré en contact avec lui. Une alliance était en train de se constituer sur la rive Ouest du fleuve qui séparait Almayevka de Zadrovina, et il était bien assez près pour que cela l'intéresse d'une façon ou d'une autre.

Le seigneur d'Almayevka était donc très attendu, et le boyard de Zadrovina avait préparé son accueil. Il avait envoyé des traîneaux sur la rive pour guetter les pontons, et ramener dans la sitch son invité. Car Artiom voyait bel et bien son homologue comme un invité. Ils partageaient la même foi, et les deux sitchs n'avaient jamais connu de conflit venant les opposer d'une façon ou d'une autre. En se tenant sur les deux rives d'un même fleuve, c'était clairement la preuve que les deux sitchs n'entretenaient pas une animosité particulière.

Vers la mi-journée, une cloche sonna, signalant une approche à travers les environs. Immédiatement, il alla aux portes. Là, un guerrier l'attendait, pour lui annoncer que c'étaient les traîneaux envoyés au fleuve qui revenaient. Il fit donc ouvrir les portes de la sitch, et les traîneaux passèrent avant de s'immobiliser à l'abri de la palissade de rondins. Un grand homme blond en descendit, et se présenta comme Viseslav Chabanov, boyard d'Almayevka. Un des guerriers vint vers Artiom et lui murmura que l'escorte était restée près d'un navire sur le rivage. Aussitôt, il afficha un franc sourire et s'approcha du visiteur en lançant:

"Bienvenue à Zadrovina, Viseslav! Je suis Artiom Arsenyev, seigneur de ces lieux! Viens donc mon ami! Une bonne bouteille de notre meilleur hydromel nous attend pour te réchauffer."

Comme le voulait la coutume, il lui donna une accolade, avant de lui faire signe de le suivre, et de se mettre en marche vers le centre de la sitch, où se situait sa demeure, une imposante maison-forte qui se dressait sur deux étages. Tout en cheminant, il déclara d'un air enjoué:

"Tu disais dans tes messages que les sitchs d'Almayevka, de Domotsk et de Zavograd avaient toutes les trois réussies à s'entendre, et même à s'allier? Est-ce bien vrai? Cela voudrait dire que toute la rive Ouest de la Vatlava se trouve désormais unie. Je me trompe?"

L'accueil du boyard de Zadrovina était au moins déjà chaleureux. C'était plutôt encourageant pour la suite. S'il avait désapprouvé sa venue, nul doute que le salut aurait été beaucoup plus glacial. Artiom Arsenyev avait en effet une solide réputation dans la région. Et pas forcément celle d'un type particulièrement commode. C'est d'ailleurs ce qui avait rendu sa venue dans cette sitch nécessaire.  On ne pouvait décemment pas consolider une alliance avec le boyard local sans au moins le rencontrer. C'est bien ce qui avait poussé Viseslav à entreprendre ce périple le long de la Valtlava.

"Reçois mon salut fraternel Artiom! C'est un plaisir que de te rencontrer ici, dans ta sitch de Zadrovina. Je boirai avec plaisir. On dit grand bien de votre hydromel." 

Il lui avait emboîté le pas sans ciller à travers les ruelles de la sitch. Le boyard d'Almayevka pouvait déjà voir la demeure de son homologue local qui surplombait le village. Une robuste maison-forte, dans un style très boréen, qui n'était pas dénuée de charme. Il n'avait pas assez traîné dehors pour être déjà transi de froid, mais il était toujours plus confortable d'être au chaud et bien attablé qu' à grelotter  dans la neige. Tout en cheminant, Artiom avait posé des questions, demandant si l'alliance d'Almayevka, Domotsk et Zavograd était bien réelle. 

"Nous avons effectivement réussi à nous entendre. Nous avions tous à coeur de vouloir consolider nos positions dans la région. Il en est ressorti un serment de paix, puis des accords de commerce, et enfin une alliance défensive et offensive.  Zavograd,  Domotsk et Almayevka font désormais front commun. Toucher à l'une de ces sitchs revient à  entrer en guerre avec les trois. En nous séparant,  j'avais d'emblée prévenu Dragan Durnovo de Zavograd et Bozhil Slivkin de Domotsk que je me rendrai à Zadrovina pour te rencontrer. "

Il avait continué à marcher derrière le maître des lieux tout en parlant. Tout ce qu'il venait de dire était la très stricte vérité. Les boyards sur la rive Ouest de la Vatlava s'étaient entendus pour dire à l'unisson que l'alliance n'avait pas pour vocation de stagner, mais bel et bien d'accueillir de nouvelles sitchs pour la consolider,  l'étendre, et la faire rayonner. Artiom et Zadrovina étaient tout naturellement désignés pour rejoindre l'alliance, en l'étendant suf la rive orientale de la Vatlava.  Il était d'ailleurs en train d'y venir alors qu'ils arrivaient à destination. 

"Vois-tu, nous avons pacifié la rive occidentale de la Vatlava, et j'ai immédiatement pensé à toi et à Zadrovina pour étendre notre alliance vers l'Est. Ta sitch pourrait devenir notre porte vers des contrées plus orientales. Dragan et Bozhil n'ont rien objecté, et se sont même montrés enthousiastes à cette idée. Comme tu pourras le constater si tu nous rejoins, les bénéfices seront à courts, moyens et longs termes.  Depuis que l'Alliance de la Vatlava est sur pied, Almayevka a déjà vu affluer des dizaines de nouveaux habitants.


Offrir à nos habitants la paix, la sécurité et la prospérité est une chose en tout point inestimable. Je crois savoir que tu as comme moi pas mal combattu par le passé.  Tu sais donc à quel point pouvoir s'endormir en paix, et se réveiller en sachant que l'on peut compter sur de nombreux compagnons d'armes parmi les plus fiables n'a pas de prix. C'est ce qui s'est passé chez moi. Almayevka, Domotsk et Zavograd ont vite compris qu'elles  avaient beaucoup plus à gagner en s'unissant pour faire bloc plutôt qu'à se combattre. Surtout entre voisins aussi proches.  Qu'en penses-tu?"

Visevlav Chabanov était un homme précédé par sa réputation. Et ce n'était pas vraiment celle d'un tendre, ben loin de là. C'était un guerrier, tout comme le seigneur de Zadrovina. C'était d'ailleurs étonnant qu'en vivant si proches l'un de l'autre, ils n'en soient encore jamais venus à se combattre. C'était peut-être, tout comme lui, car il préférait s'en prendre aux sitchs aux mains des Ecclesians plutôt qu'aux autres païens de la région. Cela ne l'aurait pas du tout étonné. On cherchait toujours une bonne raison quand il s'agissait de justifier une attaque.

Il avait accepté de le suivre pour goûter à l'hydromel, et il avait pris le chemin de sa demeure qui trônait au centre de la sitch. Tout en cheminant entre les isbas à demi-ensevelies sous une épaisse couche de neige, le boyard de Zadrovina avait bien tendu l'oreille. En arrivant devant sa porte, il la poussa, et fit signer au seigneur d'Almayevka de le suivre à l'intérieur, où le poêle diffusait une chaleur agréable. Il passa dans le vestibule, et s'y délesta de son manteau et de son couvre-chef, avant de passer la semelle de ses bottes sur un racloir fixé au mur.

"Le salon est prêt pour nous. Mets-toi à l'aise."

Il poussa l'autre porte du vestibule, et longeant un petit corridor lambrissé, il obliqua sur la gauche, où se trouvait le salon en question. De grands fauteuils étaient disposés devant un poêle dans lequel grondait un bon feu. Il y avait entre tous les fauteuils une petite table sur laquelle attendait une cruche qu'il saisit pour remplir deux verres. Il en déposa un à l'intention de son invité, puis il alla s'asseoir en croisant ses jambes et en s'accoudant en disant:

"De ce que tu me dis et que je crois comprendre, Domotsk, Zavograd et ta sitch ont opté pour une solide alliance. Ce qui m'amène à me poser une question qui me semble légitime. Ou plutôt, deux, en réalité. De qui voulez-vous vous garder en forgeant une telle alliance? Ou sinon, quelle sitch avez-vous pour projet de raser? Car trois sitchs qui s'allient, ce n'est pas anodin. Surtout quand tu me parles d'alliance défensive, ET offensive. Ceci est d'autant plus inhabituel.

Comme tu l'as si bien dit, Viseslav, j'ai déjà eu mon lot de combats par le passé. Je sais donc très bien que l'on n'offre pas de rejoindre une alliance sans une petite arrière-pensée. Avant de pouvoir me prononcer dans un sens ou dans l'autre quant au fait de rejoindre ou non votre alliance, je tiens à savoir dans quoi je mets les pieds. Y a-t-il des contentieux en cours avec des sitchs du voisinage, ou plus éloignées? Je n'ai rien contre le fait de partir en guerre, mais j'aime m'y préparer.

Commercer le long de la Vatlava ne me pose absolument aucun problème. Vivre en paix avec mes voisins les plus proches non plus, d'ailleurs. Ce sont nos anciens qui sont à blâmer pour ne pas l'avoir essayé avant... Et c'est... assez regrettable.

Mais pour ce qui est de l'alliance militaire, qu'elle soit défensive ou offensive, j'attends d'en savoir un petit plus. Tu es connu pour être un guerrier. J'imagine que cette idée n'est pas sortie du chapeau par hasard. N'est-ce pas?"

Il avait alors levé son verre, et bu une grande gorgée d'hydromel en plissant les yeux, attendant de voir ce que le boyard d'Almayevka allait répondre.